Guy Gilles   Cinéaste français (1938 - 1996)
Guy Gilles

" Dans tous ses films, qui sont des films d'amour et de tourment, les personnages luttent contre le mal de vivre, la fuite inexorable du temps, veulent faire de l'absolu avec de l'éphémère. Et même s'ils ne racontent pas la vie de Guy Gilles, ils sont autobiographiques; une suite de rencontres, les blessures inguérissables d'une passion récurrente. "

Jacques Siclier

Critiques

Deux textes d'Henry Chapier parus dans COMBAT


Avant première : Une élégie à deux voix

Pour son deuxième film, Guy Gilles est fermement décidé à ne plus être un jeune cinéaste maudit. En effet, il n'y a pas une première dont on ait parlé autant que L'Amour à la mer, long-métrage qui remporta un vif succès il y a deux ans à Pesaro, et que de nombreux distributeurs souhaitent inscrire à l'affiche des salles parisiennes sans réussir toutefois à arracher son accord à un producteur qui s'entête à garder le film dans ses tiroirs. Cette réputation de cinéaste maudit qui, franchissant les cercles des festivals s'étend au petit monde du cinéma parisien, Guy Gilles veut la démentir par ce second film dont on connaît déjà le générique et le distributeur.
Au Pan Coupé est un film entièrement écrit, conçu et réalisé par Guy Gilles, donc un film d'auteur par excellence. Film d'inspiration nettement romantique, film d'amour et de mort, Au Pan Coupé est une élégie à deux voix, dont les héros sont Macha Méril et Patrick Jouané.
Il faut noter que pour ce film en couleur, Guy Gilles renouvelle les prouesses techniques de L'Amour à la mer.
Ennemi des déclarations doctrinaires, Guy Gilles précise simplement qu'il s'agit d'un film selon son cœur. Un film où s'expriment à la fois sa sensibilité d'adolescent épris d'absolu, et la nostalgie d'un cinéma moins esclave de l'écriture formelle et abstraite qui risque de devenir de nos jours une mode, là où il est souhaitable qu'elle reste une nécessité.

Henry Chapier
Combat, mardi 29 août 1967. D.R.

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Les intermittences du cœur...

par Henry Chapier

Ce film commence comme les pages d'un journal intime que l'on découvrirait un soir, dans l'un de ces moments de rêverie mélancolique où l'on oublie qu'on est un homme-robot.
Au Pan Coupé écrit par Guy Gilles à l'ombre des chroniques proustiennes, obéit à la fois aux réminiscences de la mémoire, et aux intermittences du cœur : l'évocation du passé, la force du souvenir, l'émotion devant l'éphémère, la jeunesse qui s'enfuit, et la mort proche en constituent la trame. Du monologue intérieur, Guy Gilles a retenu cette voix "off", qui intervient un peu à la manière dont Proust fait soudain surgir - au détour d'un chapitre - le narrateur : loin d'être une rupture de ton ou un commentaire, cette voix annonce que le film n'est pas une pure fiction romanesque, ni le récit chronologique d'une série de péripéties.
Au Pan Coupé est un poème onirique sur le thème de la soif d'absolu et de l'impossible pureté de l'adolescence : un cri romantique à peine retenu par un lyrisme en demi-teintes, écriture pudique que Guy Gilles préfère aux chocs visuels et au "brio" technique qui sont les constantes d'un certain "nouveau cinéma". Ici jamais d'hyperboles. Jamais de théorie : à la simplicité des dialogues correspond une parfaite sobriété des prises de vue. Au Pan Coupé est un film qui accepte de prendre son temps et de créer un climat propice au rythme intérieur.
En résumant son film, Guy Gilles déclarait que c'était "l'histoire de Jeanne qui aime Jean lequel ne cesse de fuir la vie, fasciné qu'il est par la mort". Il expliquait encore que son héros avait en commun avec d'autres adolescents un côté démuni devant la vie, une difficulté d'être, de s'exprimer, et d'agir, en un mot une façon d'être mal dans sa peau...

De Racine à Stendhal
Jean est bien le véritable héros du Pan Coupé, parce qu'il représente cet adolescent sauvage, social, qui a peur de vivre, et que l'éducation sentimentale effraie par ce qu'elle comporte de restrictif dans sa notion de la liberté. Campé par un étonnant jeune acteur qu'on voit pour la première fois (Patrick Jouané), Jean n'échappe pas à l'intuition de son destin qu'il savait fatal : la menace qui plane dès le début du film ne nous quitte qu'à son dénouement; ici ce n'est pas la disparition physique du héros qui met un point final au film, mais le sentiment qu'en conçoit Jeanne.
Si Jean est le héros exemplaire de ce récit, le personnage complexe est celui de Jeanne : sa quête de l'être aimé à travers l'évocation du souvenir, et la rencontre des amis qui furent les siens, appartiennent aux héros de Racine, comme aux belles pages de Stendhal (transposées dans le monde moderne, les images de Macha Méril interrogeant les lieux de cet amour ne sont pas sans nous rappeler le fameux alexandrin de Bérénice : "Je vous redemandais en pleurant à vos tristes états...", ou encore les songes de Fabrice regardant la fenêtre de Clelia Conti).
Macha Méril donne ici la mesure de sa polyvalence : rôle aigu, dominateur dans "Horizon", elle représente dans le Pan Coupé la douceur féminine, la paix, le don de soi, avec des accents suaves et sereins, un rien de mélancolie qui fait vibrer ses cordes slaves, et le cœur tendre de Gagarine.
Il faudrait oublier - pour un moment - la musicalité de cette élégie, dire pourquoi la couleur chez Guy Gilles tient du peintre, expliquer l'originalité de son montage et la beauté des prises de vues de son chef-opérateur Jean-Marc Ripert. Mais cela ne s'ordonne pas comme une équation de mathématique supérieures, puisque les mêmes éléments, la même équipe technique en créent par un climat identique en présence d'un autre auteur. Or cette part irréductible c'est l'inspiration, ce "je ne sais quoi" qui sépare au cinéma l'écriture personnelle du métier, et l'artiste de l'artisan.
Le cinéma selon Guy Gilles ne remet peut-être pas en question la physionomie du monde, mais il ébranle la sensibilité, et invite au retour sur soi, et aux songes. N'est-ce pas là une assez belle prouesse ?

Combat, vendredi 9 février 1968 (D.R.)