Guy Gilles   Cinéaste français (1938 - 1996)
Guy Gilles

" Dans tous ses films, qui sont des films d'amour et de tourment, les personnages luttent contre le mal de vivre, la fuite inexorable du temps, veulent faire de l'absolu avec de l'éphémère. Et même s'ils ne racontent pas la vie de Guy Gilles, ils sont autobiographiques; une suite de rencontres, les blessures inguérissables d'une passion récurrente. "

Jacques Siclier

Critiques

Hyères jeune cinéma 1970

Par Gérard LANGLOIS

 

 

 

 

 

 

 

Je ne reparlerai pas de l'importance du festival de Hyères, sa situation privilégiée, son caractère original, en dépit des manques. Les divers palmarès sont suffisamment explicites. Je n'insisterai pas sur la beauté de la mer et des palmiers, sur ces petits à-côtés gastronomico-ensoleillés, car chaque année, c'est la même ritournelle. Je ne chercherai pas à empiéter sur le terrain de la contestation en tout genre (bien affaiblie cette année), sur les redites, les répétitions. Je manque trop de place et le sujet est grave. Je me contenterai de parler des films en quelques mots, hélas, au hasard de mes souvenirs ou de mes notes. Retenir quelques lignes de force, comme ces discussions passionnées et tardives où il fut beaucoup question de l'aspect économique du cinéma français. J'ai eu à Hyères la confirmation éclatante de la sclérose d'un système qui oblige les cinéastes à créer dans un carcan et une certaine prison intellectuelle. Pourtant, un film fut, à mon sens, un cinglant démenti : Le Clair de Terre de Guy Gilles. Un défi aux modes, un autre rythme, un langage plastique créant une musique, conservant des gestes, des actes, d'une beauté qui fait mal à tous ceux qui ne savent plus voir. Le clair de Terre est bien l'œuvre la plus aboutie de Guy Gilles, que je tiens depuis toujours comme un auteur véritable et moderne. Certes, bien avant lui, Proust a parlé du temps qui s'échappe à notre insu. Mais Guy Gilles, lui, crée l'angoisse de ne plus être adolescent Par des images qu'il fait lui-même, heureux homme. Ce qui lui permet de nous donner à voir et à penser en même temps. De faire sentir l'instant et la durée. Il use d'une technique, en apparence de parti pris, mais qui bien vite se justifie. Elle décompose le temps en fragments, voit les choses comme l’œil les voit, sans changement d’angle arbitraire. Si le film nous touche, c’est par sa sincérité grave. Guy Gilles n’a pas besoin de se torturer l’esprit, de faire appel à l'imaginaire. Ses souvenirs et sa vie propre lui suffisent amplement.
Bien touchantes, mais si lucides, ces scènes de retrouvailles et d'adieux à l'institutrice encore juvénile, qui n'a pu se résigner à quitter un pays (la Tunisie) qu'elle aimait au-delà de toute politique. Le passé explique le présent, connaître son passé, c'est mieux assumer son présent.

Gérard Langlois - Lettres Françaises (D.R.)


Déracinés

par Michel CAPDENAC



L'année 1970 marque décidément le “rodage” et peut-être l'épanouissement d'une génération de cinéastes qui ne ressemblent en rien, par la nature de leur inspiration et de leurs recherches, à leurs aînés des années 50 et 60. Pas de “nouvelle vague” mais des ruisseaux qui surgissent ça et là, distincts par la transparence ou l'opacité de leur eau, par leur couleur ou leur tempérament. Mais ce sont des ruisseaux qui peuvent former de grandes rivières. Dans des directions diverses - et quelquefois opposées - des démarches et des talents ont été confirmés : après Marin Karmitz, Jean-Daniel Simon (Ils, un film étonnant, à tel point foisonnant d'idées qu'il n'évite pas quelques confusions), Jean-Louis Bertuccelli (une vraie révélation) voici maintenant Guy Gilles, que l'on connaissait surtout pour Au Pan coupé, et, de l'autre côté de la Méditerranée, l'Ivoirien Désiré Ecaré qui prolonge le propos et la verve étincelante de son court-métrage Concerto pour un exil dans un premier long métrage A nous deux, France.
Ces deux derniers films, Le Clair de Terre et A nous deux, France, nous les avons découverts au printemps dernier à Hyères, aux Rencontres du jeune cinéma, où l'un et l'autre furent inscrits en bonne place au palmarès (Le Clair de Terre remporta le grand prix). En attirant l'attention du public sur des œuvres de qualité, qui ne relèvent pas des normes commerciales courantes, le Festival a, dans une large mesure, rempli son rôle, bien que la promesse de programmation du film lauréat n'ait pu être tenue qu'avec beaucoup de retard. Membre du jury, j'avais fait mien ce choix, encore qu'une certaine prédilection m'ait porté vers A nous deux, France pour la valeur symptomatique qu'il prenait à mes yeux dans la perspective de l'élaboration et de la mutation du nouveau cinéma africain.
Je n'en avais pas moins été sensible - mas avec des restrictions - au charme indiscutable et très prenant du Clair de Terre de Guy Gilles. Une seconde vision m'a davantage convaincu : nous avons véritablement affaire à une œuvre hors série dont la profonde sincérité n'est pas le mérite essentiel. Sa grâce, sa constante musicalité, la fluidité pointilliste de son écriture en font une tentative extrêmement originale - et délibérément « en marge » parce que sa démarche est poétique, qu'elle emprunte les labyrinthes secrets de l'imagination et de la mémoire - de nous restituer par le portrait d'un individu, d'un adolescent, le climat psychologique de son milieu social et familial, celui des « pieds-noirs » ou plus précisément des juifs sépharades d'Afrlque du Nord, le climat d'un mythe qui se désagrège, d'un monde à la dérive “après le déluge”, d'un être en perdition parmi les récifs, peu à peu submergé, de ses souvenirs, à la recherche de lui-même, de son origine, de son identité, des amers disposés le long des rivages fuyants de son passé et qui lui permettront peut-être de retrouver la terre perdue, un destin accepté, une raison enfin de vivre.
On a pu qualifier cette tentative de “proustienne”. A juste titre, et pas seulement parce que son héros, le narrateur (interprété par Patrick Jouané) procède effectivement à une “recherche du temps perdu”. Parce qu'il refuse la réalité qui l'entoure et son propre état de naufragé, il quitte ce quartier du Marais (la place des Vosges, la rue des Rosiers, admirablement dépeints en quelques séquences où l'univers du déracinement, le mal du pays, imposent leur obsession lancinante), ce lieu pour lui d'un exil où il mène parmi les siens, entre son père (Roger Hanin), les amis de son âge, ou de singuliers protecteurs (une antiquaire, un éditeur équivoque), une existence végétative, incertaine, corruptrice, pour rejoindre, à Tunis, sa ville natale - mais on pense surtout à
Alger qu'évoque avec insistance le contrepoint de vieilles cartes postales aux couleurs délavées - sa propre enfance comme un retour à la pureté originelle.
Itinéraire nostalgique et sentimental, par conséquent, avec ce que cette nostalgie - rebelle à toute velléité d'explication, de compréhension du présent, aveugle à tout ce qui n'est pas sa hantise d'un passé, d'une manière d'être, d'une condition sociale désormais révolus, et l'on sait à la suite de quels événements dramatiques - peut comporter d'attendrissement exaspéré sur soi-même, de complaisance un peu vaine, qui voue à chaque détail, à chaque objet, à chaque paysage et à chaque visage porteur de réminiscences, un culte éperdu du regard.
Cette complaisance, naguère, m'avait agacé, car elle a aussi pour contrepartie la tentation de la joliesse décorative d'un raffinement qui tourne parfois à la préciosité, faisant tourbillonner les confetti des symboles dans ce kaléidoscope impressionniste de la mémoire et de ses retrouvailles avec les choses et les êtres. Mais, en fait, elle est surtout l'expression d'un amour malheureux, d'une vision qui ne peut que tourner à vide et déboucher sur le déchirement.
Aucun rapport entre Le Clair de Terre de Guy Gilles et le beau livre d'André Breton, sinon le passage du rêve à la réalité, le glissement de la réalité au rêve. Breton cite la « Nouvelle Astronomie pour tous » : Notre globe projette sur la Lune un intense clair de Terre. Guy Gilles se réfère à ce qu'ont pu constater, de leurs yeux, les premiers explorateurs de notre satellite. Il aurait pu reprendre, au compte de son héros, le début d'un poème de Mont-de-piété : Aube, adieu! Je sors du bois hanté; j'affronte les routes, croix torrides. Un feuillage bénissant me perd. Si, pour le commun des mortels, le clair de Terre reste invisible, il est peut-être dans ce film la projection lumineuse qu'effectue la mémoire à l'intérieur de nous-mêmes et, au-dehors, sur ce qui est, le colorant, le modifiant, selon de mystérieuses gradations, lui donnant un sens différent de ce que nous avions ressenti.
Par ces changements subtils d’éclairage et de relief que le regard intérieur, le regard errant du cinéaste fait subir à ce qu'il contemple suggère au hasard des déambulations et des rencontres de son personnage en France et en Tunisie (apparition fugitive de Micheline Presle, l’amie antiquaire, d'Annie Girardot bouleversante d'humanité en quelques images, d'Edwige Feuillère enfin, professeur à Tunis, assumant, elle aussi son " exil » avec une simplicité pathétique), le film invente spontanément, dans le rythme souple et capricieux de son discours, la respiration de ses images, l'équivalent d'une combinatoire proustienne. Le passé émietté, morcelé, resurgit et palpite comme les fragments mobiles d'une mosaïque sensorielle et mentale qui semble ressusciter, par dédoublement, des vestiges du rêve. A cet égard, l'épisode revécu du mariage des parents est significatif et poignant, plongée furtive dans le microcosme d'un bonheur désormais insaisissable, clos sur lui-même et qui se défait inexorablement comme l'enfance du narrateur pourchassant son ombre sur la trace de ses parents. Ce monde en décomposition - même lorsqu'il existe au présent : le “joyeux” repas des pieds-noirs en accentue la terrible dérision – il cherche vainement à s'y identifier, à se l'approprier, au gré des étapes de son voyage. C'est le monde de la détresse, du déracinement, du sentiment de la fuite du temps, de la hantise d'une mort omniprésente; sentiment et hantise que ne cessent d'attiser les contacts avec d’autres déracinés, d'autres personnes déplacées, qui ne sont souvent que des silhouettes entrevues, entre lesquelles le récit ne tisse d'autre lien dramatique que celui d'une quête solitaire, à la fois arrachement et fascination, reflets irisés d'un miroir brisé où un adolescent vulnérable et blessé tente de se reconnaître, lui qui se dit "l'homme de nulle part", des doubles fraternels.
Ce film sans histoire - parce que l'histoire est toujours à refaire, toujours inachevée - est d'abord une confession à voix basse, une méditation romantique sur la jeuneesse enfuie, sur sa soif d'absolu et de pureté (pureté qui réinvestit peu à peu le visage de son héros dans le bain lustral de la lumière méditerranéenne).
Il y a, dans ce vagabondage de l'âme, une douceur déchirante, une mélancolie faite d'élans vers autrui et de retours sur soi, une rage contenue de ne pouvoir stopper l'érosion du temps sur toute chose. Certes, ce film, dans sa pudeur et ses éclats, son goût du rococo et son abandon nonchalant aux méandres lyriques de la rêverie, a la fragilité parfois d'une bulle de savon - ou d'une larme - sur le point constamment d'éclater. Il se résigne trop facilement, dans la fascination qu'il sécrète et qui le commande, à ne retenir du monde passé que le chatoiement de ses aspects les plus heureux et les plus égoïstes, sans effleurer jamais les causes de sa destruction, ni ses contradictions internes. Mais c'est du cinéma à la première personne, qui accomplit pleinement sa vocation, tressant, d'objet en objet, de visage en visage; la chaîne d'une « poésie ininterrompue », sur un ton à nul autre pareil et avec une si juste sensibilité qu'on en oublie, en passant, les scories (….).

Michel Capdenac
Lettres françaises, 25 novembre 1970. D.R.