Guy Gilles   Cinéaste français (1938 - 1996)
Guy Gilles

" Dans tous ses films, qui sont des films d'amour et de tourment, les personnages luttent contre le mal de vivre, la fuite inexorable du temps, veulent faire de l'absolu avec de l'éphémère. Et même s'ils ne racontent pas la vie de Guy Gilles, ils sont autobiographiques; une suite de rencontres, les blessures inguérissables d'une passion récurrente. "

Jacques Siclier

Critiques

Le premier film proustien

par Claude Mauriac

Un éditeur nommé Elstir, l'église d’Illiers, la plage de Cabourg, une phrase de Proust reconnue au passage... Mais surtout une recherche du temps perdu, un retour à l'enfance, proche encore de ce narrateur-ci, Pierre Brumeu, qui parle au nom de Guy Gilles, né en 1938, et qui a confié à un jeune comédien, Patrick Jouané, le soin de le représenter.
Proche dans le temps, cette enfance est algérienne pour Guy Gilles, tunisienne pour son héros. Mais on vit, on mûrit, on pourrit rapidement dans certains milieux du Paris d'aujourd'hui. Enfant, jeune homme, Proust fut longtemps préservé, séparé ensuite par la maladie d'un monde, le monde où il avait vécu en apparence une existence frivole et facile.
Il est d'autres maladies, morales et dont le physique est touché. Le visage de Pierre Brumeu apparaît, au début du film, sali par la vie. Une vie dont quelques visites qu'il fait au moment de quitter Paris nous permettent de mesurer la veulerie et la corruption.
L'admirable est que ce visage retrouve sa fraîcheur, sa pureté à mesure que se poursuit cette quête. Physiquement, Pierre Brumeu, que nous ne regardions pas sans gêne à Paris, redevient, à Tunis, jeune, beau et noble. L'une des réussites de ce film, le premier film proustien sans doute, et qui n'est pas écrasé par cette filiation.

Le Clair de terre est, dès les premières images, remarquable par son accent. Rien de plus mystérieux, de plus évident aussi que le ton. Il y a là une écriture qui, si elle est d'inspiration proustienne, demeure personnelle. Seule façon de n'être pas inégal à un tel modèle, Guy Gilles n'imite pas Marcel Proust. Il lui rend le plus bel hommage possible : suivre sa méthode pour retrouver les chemins de soi-même, s'enfoncer dans les profondeurs de son propre passé. Chasse aux souvenirs revécus : Pierre Brumeu revient sur ses voies, les chiens de la mémoire donnent de la voix. Les souvenirs sont cors de chasse dont meurt le bruit parmi le vent...

A la recherche de l'Algérie perdue
C'est un poète qui nous parle, qui se parle. D'où cet enchantement étouffé, cette sourde allégresse, le passage des souvenirs d'un autre à ceux que nous retrouvons en nous-mêmes.
Sans doute Guy Gilles n'a pu tourner à Alger où il est né. Les parents du narrateur sont nés à Alger. Il est supposé, lui, être né à Tunis. Peu importe : l'Afrique du Nord est là, à jamais inoubliée par ceux qui en ont été chassés, dont nous avons rencontré quelques-uns à Paris avant de partir avec le narrateur. Ce bien-aimé pays natal, cette patrie arrachée et tant et tant de mutilés à jamais douloureux. C'est aussi une recherche de l'Algérie perdue que cette recherche du temps perdu.

Cette chanteuse des rues, c'est Lucienne Boyer, venue de notre jeunesse (de ma jeunesse) et non de celle de Guy Gilles. D'où ce glissement de lui à nous (à moi) : notre (mon) temps retrouvé en même temps que le sien. La séquence la plus étrange, la plus belle de ce film si neuf, si désorientant, est celle d'un songe où réapparaît Lucienne Boyer. Images qui ne peuvent être celles de la mémoire puisqu'il s'agit de celles, rêvées, du mariage des parents du narrateur. (Quel amour pour la maman tôt perdue, pour le père inconsolé et pour toujours déraciné rue des Rosiers, à Paris : jamais Roger Hanin n'a été si sobre, si humain). Et, en contrepoint des plages africaines, celle de Cabourg en deux moments du temps.
Il faut parler des comédiens qui, comme Roger Hanin, sont tous légèrement décalés, éclairés d'une lumière autre, renouvelés.
Elina Labourdette, dans un rôle ingrat, qu'elle arrache à son artifice voulu. Assumant comme Micheline Presle son beau visage d'aujourd'hui, Edwige Feuillère, si simple et si vraie, et si pathétique, et si belle. Plus jeune, Annie Girardot n'en est pas moins blessée. Guy Gilles rend sensibles les vies inconnues de ses héroïnes que l'une après l'autre Pierre Brumeu va voir. Il suffit de quelques phrases, de ces visages, de cette façon de se taire, de regarder, d'être regardées. Dans ces silences, ces absences, coagule le temps.
Un ami du narrateur, trop tôt quitté, revu aux dernières images, Jacques Zanetti. Beau, mais qui ne connaîtra pas cette purification dont nous verrons le visage de Patrick Jouané peu à peu éclairé. Comme si quelqu'un d'invisible essuyait d'un linge cette face souillée.

J'avais écrit un autre article sur un autre film. Et puis j'ai vu, ou plutôt j'ai revu Le Clair de terre, dont m'avait été montré, il y a un an, un premier montage imparfait. Et j'ai éprouvé le besoin de dire tout de suite : un film exceptionnel sort à Paris mercredi prochain 18 novembre. Ne le manquez surtout pas. Il est rare que j'intervienne ainsi, avec insistance et sans crainte de me, de vous tromper. Comme il serait beau ce métier ingrat de critique si on pouvait ne l'exercer que pour célébrer les œuvres qui méritent vraiment de l'être ! Chaque fois, j'ai l'impression de recommander un film de qualité. Mais il n'y a pas une révélation par semaine.

Le temps retrouvé par bribes
Est-ce dire que Le Clair de terre, même monté à neuf, coupé, resserré soit entièrement réussi ? Non sans doute. Mais ses imperfections mêmes entrent dans sa qualité. Plus proche de l'accomplissement, il nous décevrait sans doute. A moins que son auteur ne soit le Proust du cinéma. Qu'il n'ait la maturité sinon le génie de Proust. Guy Gilles est trop jeune pour que l'on puisse attendre de lui ce que seul le temps lui apportera peut-être. Le temps qui, déjà, l'a pourtant trahi, si bien qu'il se regarde dans une glace et ne se reconnaît plus ; qu'il retourne dans son pays natal et n'en retrouve le charme que par fugitives bouffées. De ces brèves plongées, il émerge, renouvelé, rajeuni. C'est le temps retrouvé. Mais à un âge tel qu'il continue, sans le savoir, de le perdre, de perdre chaque jour un peu de cette jeunesse qui, plus tard, bien plus tard, lui réapparaîtra telle qu'il l'a vécue, telle qu'il la vit en ce moment, sans la goûter vraiment. Alors il donnera une nouvelle recherche du temps perdu. Alors il tentera de retrouver le temps dans sa totalité. Alors il ne pourra plus écrire, au terme de sa dernière œuvre, ce qu'il inscrit de façon si émouvante à la fin de celle ci : à suivre...

Claude Mauriac
pour Le Figaro littéraire
(D.R.)