Guy Gilles   Cinéaste français (1938 - 1996)
Guy Gilles

" De la place de l'Europe partaient encore d'autres rues qui promettaient des voyages. On pouvait faire le tour du monde avec le nom de tous ces pays et de toutes ces villes. Souvent, des promeneurs désœuvrés s'arrêtaient à la grille qui donnait sur la voie ferrée. Un enfant rêveur comptait les trains qui passent. "

 

Guy Gilles, extrait de L'été recule, roman (inédit).

Témoignages

Témoignage de Léone Jaffin

Productrice et directrice de production de "La Loterie de la vie" (1975)

Au départ

Léone Jaffin, Guy Gilles et Serge Halsdorf sur le tournage.

Je suis cousine par alliance de Guy Gilles. Lui et son cousin germain Jean-Pierre Stora habitaient à Alger, pas très loin de chez moi… on se connaît depuis ce temps-là. Il avait des yeux dorés et parlait du temps qui passe en le comparant au sable qu’il laissait couler entre ses doigts. Economiste de formation, j’ai d’abord fait une carrière universitaire aux Etats-Unis puis je suis venue m’installer à Paris. Je voulais faire du cinéma, sans trop savoir quoi exactement. J’ai retrouvé Guy qui m’a parlé de son projet.
Il était allé au Mexique pour tourner quelque chose pour François Reichenbach. Ils étaient logés dans un hôtel, l’hôtel Bamer, où Guy avait rencontré une jeune fille qui était liftière, Lupe, Guadalupe. Et en même temps il avait vu, tout autour de lui, des gens qui étaient complètement fous de loterie nationale. Des Mexicains qui espéraient sortir de la pauvreté en achetant un billet qui gagnerait le gros lot. On vendait des billets partout. Il y avait des boutiques spécialisées et une multitude de vendeurs ambulants qui criaient dans les rues pour attirer les passants. Un jour Guy avait demandé à Lupe : " c’est quoi pour toi, la vie ? ", et elle lui avait répondu: " la vida es una loteria, es la loteria de la vida. Il y a des gens riches, il y a des gens pauvres, et il y a des gens pauvres qui espèrent devenir riches un jour ". A partir de là, il avait eu envie de faire un film, sans savoir exactement ce qu’il allait faire. Un film qui tournerait autour de Lupe, qui faisait monter et descendre dans les ascenseurs les gens riches et les hôtes de luxe, et qui rêvait elle-même à une ascension sociale, comme tous les Mexicains qui achètent des billets de loterie nationale.

Le financement

Guy éprouvait pour le Mexique une grande passion. J’éprouvais moi aussi pour ce pays que j’avais sillonné pendant deux mois et demi quand j’habitais les Etats-Unis, la même passion. Guy m’a dit : Reichenbach pourrait nous prêter le matériel, et nous pourrions faire un film. J’ai répondu : avec quel argent ? (J’avais déjà le sens du cinéma !) Il m’a dit : le volcan de la Soufrière vient de sauter en Guadeloupe, on va proposer aux actualités Gaumont de leur faire un court-métrage sur la Soufrière ! Je crois que Daisy de Galard, avec qui Guy avait beaucoup travaillé pour Dim Dam Dom, dirigeait alors Les Actualités Gaumont et ça a facilité les choses. Je les ai appelés, ils ont accepté. Puis j’ai contacté l’INA. Thierry Garrel a donné son accord à partir d’une note d’intention d’une demie page seulement, sans plus, car il faisait confiance à Guy. Il savait que le film serait un beau documentaire de création. Comme ce n’était pas encore suffisant (Gaumont nous avait donné environ 45.000 francs, l’INA quelque chose comme 80.000 francs, Air France nous avait consenti des billets à prix très réduits) j’ai investi un peu d’argent personnel. J’ai dû aussi créer une société de production, Top Films. Je me souviens être allée chez Kodak juste avant le départ, pour apprendre à charger un film dans une caméra 16mm (une Coutant) ! Et nous voilà partis, à trois, Guy se chargeant de l’image, Serge Halsdorf tout à la fois ingénieur du son et assistant à la caméra, et moi qui faisais tout le reste : direction de production, régie, interviews, etc… Ma formation d’économiste m’a bien servi car le budget était très serré. Mais nous n’aurions pas pu tourner sans l’aide matérielle de Reichenbach. C’était non seulement un grand cinéaste mais un prince. Un homme généreux qui savait reconnaître le talent - Il avait une fortune personnelle, et il l’a bien utilisée, pour faire ses films magnifiques et pour aider d’autres cinéastes à réaliser leurs films !
 

Le tournage

Lupe, "La loterie de la vie" - 1975

Le tournage a duré une quinzaine de jours. Le seul repérage que Guy avait effectué, c’était l’Hôtel Bamer et Lupe. On s’est donc installé à l’hôtel. On a filmé Lupe dans son travail et, pendant toute une journée, chez ses parents qui nous avaient invités à manger. C’étaient des gens modestes et chaleureux. Lupe avait ému Guy par son courage, sa simplicité, sa fragilité aussi. Elle acceptait la vie comme elle venait. Nous lui avons demandé quels étaient ses rêves. Elle avait des rêves simples : un mari, des enfants, une belle maison, assez d’argent pour vivre bien. Elle s’est prêtée au jeu de bonne grâce : avec la robe de mariée, par exemple. Guy avait été émerveillé par les boutiques qui vendaient des robes de mariée. C’était très kitch, les mannequins ressemblaient à des poupées Barbie ! Je pense que Lupe a cru qu’elle allait devenir une star après, grâce à ce film… que sa vie allait changer et bien entendu, cela n’a pas été le cas. Moi, je me suis sentie un peu mal : j’ai compris que le cinéma utilise souvent les gens. Être acteur… chacun caresse plus ou moins ce rêve et se met à espérer, quand on le filme pour un documentaire ou qu’on l’engage pour faire de la figuration dans un film de fiction.
J’étais chargée de poser les questions, en Espagnol ou en Anglais, aux Mexicains ou aux riches touristes américains que Guy avait choisi de filmer. Elles portaient principalement sur les rêves et la loterie, la richesse et la pauvreté. Guy intervenait souvent. Nous étions en osmose. Nous travaillions d’une façon très souple, c’est ce qui donne la grâce de ce film. La rétrospective Dolores del Rio avait vraiment lieu à ce moment-là à la Cinémathèque de Mexico, et Guy, qui était fasciné depuis toujours par cette actrice, depuis son enfance où, dans les cinémas d’Alger, il faisait la queue pour voir ses films, a intégré cette rétrospective dans le film. Une autre fois, le jour de la célébration de l’indépendance du pays, Guy a décidé de filmer le défilé d’une fenêtre du 5ème étage, en plan fixe et unique. Ça a donné un autre film, un court-métrage de dix minutes, Le Défilé, diffusé séparément. Partout, on célébrait le « Parti Institutionnel de la révolution » alors au pouvoir, et le nom de ce parti, en même temps institutionnel et révolutionnaire, faisait mourir Guy de rire.

"La loterie de la vie" - 1975

Guy filmait avec son désir, il ne pouvait pas faire autrement. Sur ce film, il n’avait pas de plan de travail. Quand il avait un certain plan dans la tête pour lequel il lui fallait un garçon, il demandait aux garçons qu’il rencontrait dans la rue, dans une échoppe ou dans un restaurant de marché, s’il pouvait les filmer. Ils acceptaient sans problème, en échange d’un petit quelque chose (argent, repas), ou tout simplement pour la magie du cinéma. Guy rencontrait au moins trois ou quatre garçons par jour qui lui plaisaient et qu’il avait envie de filmer. Il inventait pour eux des scènes: le garçon avec le globe, par exemple. Il faut aussi se souvenir que Guy venait d’un pays pauvre qui, par certains aspects, ressemblait au Mexique de l’époque (je crois que le Mexique s’est beaucoup développé depuis). Il y a des images - ces grappes d’enfants sur la plate-forme du camion par exemple - qui lui rappelaient beaucoup l’Algérie et les autres pays arabes qu’il connaissait bien comme le Maroc. Guy ne parle que de lui dans ses films. De son rapport aux garçons, aux pays, à lui-même : les plans tournés dans sa chambre d’hôtel, ou le plan de Philippe Chemin, c’est typique, c’est tout lui.
On est parti avec, en tout, 25 bobines de 120 mètres chacune. Avec ça, on a tourné La loterie de la vie, Défilé, et La Soufrière ! Presque tout était utilisable dans les rushes, il n’y avait pas de déchet ! On avait mangé presque toute la pellicule au Mexique et, arrivés en Guadeloupe, il ne nous restait plus suffisamment de pellicule pour la Soufrière. On a récupéré deux vieilles bobines chez FR3, mais il nous en manquait encore une dernière. FR3, qui effectuait ses tournages en vidéo, n’en possédait pas d’autre. Serge Halsdorf a fini par trouver une pellicule inversible oubliée dans un frigo depuis deux ans…Toutes ces pellicules avaient bien évidemment des émulsions différentes, mais il n’y a eu aucun problème, tout s’est arrangé à l’étalonnage. Finalement la Gaumont a été ravie, c’était un très beau film pour Les Actualités Gaumont et pour 45.000 francs !
 

Montage et commentaire

Le commentaire off dit par Guy a été rédigé entièrement après le tournage, voire à la toute fin du montage. Pour Guy, le commentaire était extrêmement important. Il disait comment il ressentait, lui, ce que les gens disaient. En fait il y a eu un deuxième commentaire, après, pour une version du film destinée aux ventes à l’étranger, car on me disait sans arrêt que le commentaire était trop intellectuel et trop poétique ! Nous avons fait aussi une version anglaise.
Au tournage comme au montage, Guy était très directif. C’est pour cela qu’il ne pouvait travailler qu’avec des gens comme Jean-Pierre Desfosse (le monteur du film et de la majorité des premiers films de Guy), qui était quelqu’un de souple et de gentil. Guy lui donnait des indications et le laissait faire, mais il savait ce qu’il voulait à l’image près. Le montage a duré environ six semaines, plus le travail en auditorium, ce qui est très long pour un 52 minutes. Le film comporte plus de 700 plans, c’est très haché. Durant ces six semaines, Guy me donnait des cours de montage, m’expliquait pourquoi il raccordait tel plan avec tel plan. Il était comme ça, il adorait former les gens.
Contrairement à certains autres films documentaires réalisés par Guy, qui étaient parfois des films de commande, La loterie de la vie est vraiment née d’une volonté personnelle. Guy considérait que ce film était du même niveau qu’une fiction. Pour lui qui était un véritable artiste, ce film a toujours tenu une place spéciale car il l’avait tourné dans une liberté totale, dans un bonheur qu’on ressent quand on visionne le film. Contrairement à ce qu’il laisse entendre dans son commentaire souvent très chiadé, Guy n’avait pas, à mon avis, d’autre logique que celle de son désir et de son émotion ! C’est cette logique qui s’impose, pas l’intellect. Mais le cinéma français de l’époque que les critiques admiraient était ultra intellectuel, d’où peut-être le commentaire. Par ailleurs, on ne peut pas dire que le film était uniquement un documentaire. Il ne ressemblait pas à ce qu’on désignait généralement comme un documentaire. C’était déjà ce qu’on a appelé par la suite, mais qui n’existait pas encore à l’époque, du docu-fiction. Car le film est quand même une fiction : il met en scène des gens filmés au fil des jours qui, bien qu’ils ne se rencontrent jamais dans la réalité, partagent le même espoir, celui de changer de vie. Grâce au montage et au commentaire, Guy met ces gens en relation les uns avec les autres dans une fiction qui s’est écrite au fur et à mesure. A l’époque, c’était très précurseur.

Le film a été nominé en 1977 pour le César du meilleur film documentaire. Il ne l’a pas reçu, mais il est finalement sorti en salles en octobre 1982, cinq ans après sa diffusion à la télévision. C’est un film beau et émouvant, je suis très fière d’avoir commencé ma carrière avec lui… Le problème c’est qu’après, Guy aurait voulu que je ne travaille que pour lui, comme il l’exigeait en général de ses collaborateurs proches ! Mais je suis partie sur d’autres projets. On a continué à se voir, mais on n’a retravaillé ensemble que pour son dernier film, pour Néfertiti, dont j’ai écrit la première mouture du scénario original (Guy et son assistant l’ont retravaillé ensuite) et dont j’ai assuré la direction de production.

Propos recueillis par Gaël Lépingle à Paris, le 20 novembre 2004.