Guy Gilles   Cinéaste français (1938 - 1996)
Guy Gilles

" Dans tous ses films, qui sont des films d'amour et de tourment, les personnages luttent contre le mal de vivre, la fuite inexorable du temps, veulent faire de l'absolu avec de l'éphémère. Et même s'ils ne racontent pas la vie de Guy Gilles, ils sont autobiographiques; une suite de rencontres, les blessures inguérissables d'une passion récurrente. "

Jacques Siclier

Entretiens

Propos recueillis par Alain Sanzio et Jean-Pierre Joecker (1982)

* Dans tous vos films, on retrouve ce même personnage de jeune garçon rêveur, mélancolique et épris d'absolu ; c'est vous, ou votre double ?
- C'est moi sans doute, ou un rêve de moi. Créer un personnage, c'est lui permettre de vivre non seulement les vies que l'on a vécues, mais celles que l'on voudrait vivre. Si je fais mourir un personnage, je pourrai faire un autre film tandis que si je meurs, moi...

* Ce personnage, vous y êtes très attaché puisqu'on le retrouve toujours et que vous changez même d'acteur afin de garder ce garçon d'une vingtaine d'années.
- Je suis aussi dans les autres personnages. Par exemple, dans Crime d'amour, beaucoup pensent que je suis Michel Naulet le journaliste (Richard Berry) et je crois que je suis beaucoup plus Jean Doit (Jacques Penot). Il va jusqu'au bout de lui-même pour écrire son livre et moi j'ai toujours été prêt à aller jusqu'au bout pour faire mes films. Cela dit, il est vrai que j'ai une fidélité aux acteurs... Dans mon prochain film, je vais tourner de nouveau avec Patrick Jouané... peut-être parce qu'il m'a rattrapé un peu dans le temps et qu'il peut de nouveau être mon interprète. Dans Le Crime d'amour, il était trop âgé pour être Jean Doit et trop juvénile pour être Michel Naulet.

* Dans Le Crime d'amour, il y a une ambiguïté entre le personnage joué par Richard Berry et vous, entretenue par l'allure vestimentaire, je pense au chapeau notamment : sur certaines photos de plateau on ne sait pas qui est Richard Berry et qui est Guy Gilles !
- Ce sont des fausses pistes qui m'amusent. Le chapeau, j'aime bien, mais je ne suis pas le seul... La vraie raison est que je n'aimais pas la façon dont se coiffait Richard c'est un bouclé qui veut avoir les cheveux raides, alors, le chapeau c'était une façon de l'empêcher d'avoir ce côté que je n'aimais pas.

* Mais dans Le Crime d'amour, c'est tout de même la première fois que le héros est dédoublé ?
- Oui, et doublement, puisqu'ils sont deux et que les femmes sont des jumelles... La gemmellité rejoint l'ambiguïté sexuelle. Être deux avec le même visage et deux avec des visages différents. Cela m'a intéressé... Deux pour être : un.

* Est-ce que Le Crime d'amour constitue une transition, jouant donc sur deux personnages et que dans votre prochain film il n'y en aura plus qu'un seul, plus âgé, qui ne sera donc plus le même ?
- Le personnage sera plus âgé, mais il sera accompagné d'un autre plus jeune... alors ça recommence...

* En dehors de ce personnage, on retrouve dans vos films la même vision du monde marquée par l'angoisse du vieillissement, l'importance du passé, les souvenirs, la mort qui rôde et en contrepoint la passion. Je présume que c'est votre univers que vous représentez ?
- C'est très bien que de ces images sortent ces thèmes. J'ai toujours été étonné en lisant les articles de Jean-Louis Bory, de voir à quel point il était entré dans mes films. Cela m'a beaucoup aidé si j'avais eu besoin de m'expliquer, je ne l'aurai pas fait mieux.


Guy Gilles en compagnie de Richard Berry et Jacques Penot
sur le tournage du "Crime d'amour"

* Ces scénarios que vous pensez par images, comment les écrivez-vous ?
- C'est indicible, c'est d'ordre passionnel. C'est un acte privé, toujours, (comme le nomme si justement Duras). Il suffit d'un visage ou d'un décor et l'envie de le filmer, puis il s'en ajoute un autre, et encore d'autres, et puis d'autres décors, des situations. Le film que je veux faire est parti d'une scène vécue. C'était il y a sept ou huit ans, dans un tabac.., j'étais descendu pour téléphoner. Dans la cabine, il y avait un garçon, et, par les réponses qu'il faisait à son interlocuteur, on comprenait qu'il quittait l'être qu'il aimait... une rupture. Il lui disait qu'il ne rentrerait plus jamais et l'autre demandait pourquoi ? Il répondait " parce que je ne t'aime plus ". L'idée du film est partie comme cela. Quelqu'un dit à quelqu'un qu'il ne rentrera plus jamais. Et j'ai imaginé ce qui allait se passer durant la nuit après ce coup de fil. Créer, c'est un rêve éveillé. En même temps tout ce que l'on a vécu joue, tout revient à la surface, pensées, douleurs, joies, tout revient et entre dans le projet. Voilà un peu comment j'écris. Mais il ne faut pas systématiser : des images, ça ne veut rien dire, il y a des sentiments aussi et ces sentiments passent par le monde des formes : cette conversation téléphonique ne m'aurait peut-être pas touché si cet homme n'avait pas eu ce visage, s'il n'y avait pas eu cette intensité dramatique, cette espèce d'impudeur puisqu'il parlait cabine entrouverte avec la dame pipi qui écoutait, et moi... On entrait dans une intimité et tout cela prête à la rêverie, amène un climat poétique qui vous emporte.

* Donc, vous voyez une scène et vous l'écrivez ?
- Je la vois, je l'entends, je l'écris quelquefois longtemps après. Je la retranspose et elle m'entraîne vers une ligne où interviennent des faits vécus et une petite part d'imaginaire.

* Votre démarche est donc d'emblée cinématographique. Vous ne commencez pas par écrire sous une forme littéraire pour ensuite transposer en séquences.
- Non, cela je ne sais pas le faire. Chaque fois que j'ai essayé de travailler avec des auteurs, ça marchait très bien au niveau de l'écriture. Mais quand il s'agissait de tourner le film, fini ! Ces scènes que nous avions imaginées, et qui auraient pu être très bien tournées par quelqu'un d'autre, n'étaient pas essentielles pour moi. Pour que je fasse une image, il faut qu'elle me soit essentielle, comme une obsession. Et puis, tout cela fait appel au vécu. Proust l'a dit : " L'écrivain lui aussi a fait son carnet de croquis sans le savoir... Il dictait à ses yeux et à ses oreilles de retenir ce qui semblait aux autres des riens puérils... "

* Il y a un deuxième élément très important chez vous, plus que chez beaucoup d'autres metteurs en scène, c'est le montage.
- Extrêmement important. J'ai voulu avoir, et j'ai eu une formation parallèle de caméraman, de monteur et de réalisateur. C'est-à-dire que je découpe, chez moi, d'une façon très précise, et puis je bouleverse au tournage. Je laisse venir des choses de l'extérieur, et puis les acteurs sont créatifs aussi. Je prends ce qu'ils me donnent.

* Mais le montage est prévu à l'avance ?
- Oui, il faut le prévoir. Mais il est remis en question ensuite et travaillé sur la table. Cependant, il faut les éléments pour, et tous ces éléments, j'y pense quand je tourne. J'ai longtemps monté avec Jean-Pierre Desfosses et Hélène Viard; en ce moment, je travaille à la télévision avec des monteurs que je ne connais pas... Ils sont très étonnés par ma façon de travailler. C'est viscéral, c'est comme un battement de cœur, comme un souffle. J'y vois un rapport avec la musique.

* Dans vos premiers films il n'y avait aucune trame définie alors que dans le Jardin qui bascule et le Crime d'amour, il y a une histoire, au moins un prétexte de type policier.
- C'était une expérience. Elle est finie. Il est intéressant d'aller au-delà de soi parfois, mais cela devient vite restrictif. Je crois qu'en voulant trop structurer j'enlève le côté sensible, impulsif. Je crois que je suis finalement un cinéaste baroque qui essaie de se rapprocher d'une forme un peu plus classique mais ça ne me va pas, ça ne marche pas.

* Dans presque tous vos films, le héros apparaît à travers le regard des femmes; elles ont la quarantaine, leur beauté se fane... Quelle importance ont ces femmes pour vous ?
- Je ne connais pas de monde sans femme ! C'est la couleur qui me parait la plus complémentaire de l'adolescence. Pour une femme : la quarantaine. Des femmes qui ont déjà vécu, des femmes faites à côté de garçons esquissés. Il y a comme cela un voyage entre l'esquisse et le trait appuyé.

* Ces femmes sont très typées?
- Oui ? A ce propos, on pourrait peut-être parler de ce que l'on appelle l'homosexualité. Je crois que dans le choix de ces femmes, il y a une sensibilité homosexuelle. J'ai lu, il y a quelques jours, un article de Gérard Lefort à propos de Sandra de Visconti : il écrivait qu'aucun cinéaste ne pouvait filmer une femme comme la filment Pasolini ou Visconti, il parlait d'une sorte de " sensibilité homosexuelle ", cela me semble intéressant, juste.

* Chez vous, ces femmes sont presque toutes des stars un peu légendaires : je pense à Orane Demazis, à Edwige Feuillère, Jeanne Moreau...
- Il y a aussi, Geneviève Thénier (L'Amour à la Mer), Macha Méril (26 ans dans Au Pan coupé), Brigitte Ariel (Genet), Lupé (La loterie de la Vie), on les oublie trop souvent. En ce qui concerne " les stars légendaires ", je ne les choisis pas parce que ce sont des stars mais parce qu'elles ont un vécu et un pouvoir de présence qui sont assez rares. Dans le film que je veux faire, j'ai envie de faire tourner une actrice qui n'a pas joué depuis longtemps. Je me suis demandé pourquoi, à l'occasion d'une émission de télévision pour " Cinéma-cinéma " qui s'appelait Où sont-elles donc ? et où je partais justement à la recherche de ces actrices... Je me suis lié d'amitié avec Madeleine Sologne : elle a une voix, une présence, un regard... J'aurais beau feuilleter tous les annuaires de cinéma, je ne trouverais pas quelqu'un qui... Elle a charmé tout le monde dans l'émission. C'est leur charme d'actrice qui joue : le vécu, toujours le vécu.
Personne mieux qu'Edwige n'aurait pu jouer Mme Larivière dans Le Clair de Terre. C'était difficile pourtant de prendre une " grande dame du cinéma " et de lui faire jouer une institutrice en retraite. Je lui ai demandé - comme à Delphine Seyrig - des choses épouvantables : de gommer une façon un peu théâtrale de jouer et comme à Delphine, j'ai dit " j'aimerais que la première fois où l'on entendra votre voix, on ne la reconnaisse pas tout à fait ". Elle a répondu " mais vous me demandez d'oublier vingt ans de travail ! ". Mais, elles l'ont fait et elles en étaient heureuses. Et ce qui m'a fait le plus plaisir, c'est que je crois que, depuis, elle ne joue plus de la même façon, son jeu est plus sobre, plus intérieur, comme si elle avait pris conscience de quelque chose. C'est une nouvelle Edwige Feuillère qui est née avec Le Clair de Terre.

* Ce qui est original chez vous, c'est que vous utilisez pour le vécu fiction du film celui de la star qui tourne.
- Mais c'est aussi cela le vécu, celui d'une actrice est comme celui de n'importe quel autre être humain. Et je fais la même chose pour tout le monde : pour les jeunes acteurs aussi... Dans Le Clair de Terre, la famille pied-noir, je l'ai rencontrée en Tunisie et nous sommes devenus amis pendant les repérages. Je les ai vu vivre et je les ai mis dans le film comme ils étaient.

* Les acteurs collaborent à vos films ?
- Oui, c'est la collaboration totale. Ils suivent le film au fur et à mesure qu'il s'écrit. En ce moment, je vois Patrick Jouané trois fois par semaine. Je lui lis les pages, il les relit, nous parlons du personnage, de son costume, de ses gestes, de la sorte d'intensité dont il faudrait l'habiter. Evidemment, avec des actrices comme Edwige Feuillère c'est différent - moins de temps pour le faire - mais leur " métier " leur permet de rentrer vite dans le film. Et quand les acteurs vous connaissent bien ils saisissent vite. Pour Edwige Feuillère, par exemple, je lui ai montré Au Pan coupé et après je lui ai proposé Le Clair de Terre; elle m'a dit : " Oui, j'ai compris. " Les images lui avaient parlé...

* Vous avez beaucoup tourné avec Patrick Jouané...
- Je suis très fidèle aux acteurs, j'aime bien l'idée de troupe... Patrick, il avait déjà un petit rôle dans l'Amour à la Mer, il avait 17 ans. Jusqu'au Jardin qui Bascule, il n'a pas cessé de travailler avec moi. C'est un peu comme Léaud avec Truffaut. Il a tourné aussi dans Quatre nuits d'un rêveur de Bresson. Patrick a vu tourner Bresson et il a eu un véritable coup de foudre. Il m'a dit : " je veux tourner avec lui ", et il a tourné avec lui ! Lorsque j'ai demandé à Bresson comment il se faisait qu'il l'avait employé, il m'a répondu : " c'est différent parce que c'est une scène qui représente un film "... (c'est tout Bresson ça !). Dans mon prochain film, je pense que Patrick va être extraordinaire : avec le temps, il a acquis une espèce d'intensité assez rare, un pouvoir d'émotion et de présence. Je suis moi-même quelquefois étonné de le voir comme cela...

* Vous avez commencé le tournage ?
- Je tourne de temps en temps, deux, trois ou quatre jours entre le travail pour la télévision. Ensuite je ferai un tournage groupé pour les scènes importantes. C'est une errance, je peux le tourner au fil du temps. Cela s'appelle " La mort facile ".

* Dans tous vos films, le passé est très important, un passé qui n'est pas forcément le vôtre : je pense à Lucienne Boyer...
- Le souvenir du souvenir des autres !... je ne sais pas d'où cela vient... un peu comme Modiano... Ce que je sais c'est que je voudrais que mes films aient le charme de certaines photos de famille, qu'il y ait cette poésie-là.

* C'est peut-être aussi une évasion par rapport au monde actuel?
- Le monde actuel n'est plus à vivre. Il est à rêver, il n'est plus à vivre.

* A rêver dans le futur ou dans le passé ?
- Dans le futur, en puisant dans le passé. C'est le voyage, passé, présent, futur, on ne sort pas de cette vieille trilogie.

* Autre constante de vos films, votre héros est ambigu sexuellement...
- Non, il n'est pas ambigu sexuellement, il est sexuel. Je sais que l'on m'accuse quand je dis cela d'intellectualiser. Mais est-ce qu'on peut dire de quelqu'un qui touche à toutes les sexualités qu'il est ambigu ? Si oui, alors oui ! Mais je réponds comme cela parce que je ne veux pas tomber dans le système des terminologies... bisexualité, etc... Il touche à tout, très clairement.

* Dans Le Crime d'amour cette dimension sexuelle est plus développée.
- Dans Le Crime, ce ne sont pas seulement les héros qui sont ambigus mais les situations dans lesquelles je me suis plu à les mettre. Ce film pour moi, c'est l'histoire de celui qui voulait séduire et qui est séduit. Et puis, il y a aussi l'idée du mensonge. Jean Doit est un adolescent écorché, il se masque, l'affiche du film le montre bien. Jean Doit est un menteur, un menteur rêveur, il ment parce que cela entre dans son projet. Il est certain que Jean Doit est beaucoup plus homosexuel que ne l'est Michel Naulet. Il y a des signes partout : le garçon qui le suit tout le temps ; à la fin, Michel Naulet lui dit : " si j'avais voulu baiser avec toi, j'aurais pu, tu l'as fait, je le sais, ne raconte pas de crosses ". Il encaisse le coup et ne dit rien. Il ne se révolte pas alors qu'il est venu au début du film en disant " je suis fait pour le corps de la femme ". Mais tout cela, c'est son itinéraire, c'est son roman. Il écrit en même temps que l'on voit le film. Chaque scène, excepté celles entre Michel Naulet et lui, peut être interprétée comme un chapitre esquissé par Jean. Quand j'ai présenté mon film au Maroc, il y a quatre mois, quelqu'un m'a dit " l'aveu de la sœur, est-ce que ce n'est pas lui qui écrit aussi cela dans sa prison ? " et j'ai dit " oui, peut-être ". Moi, je pense que oui...

* C'est la première fois que vous vous amusez à multiplier les possibilités ?
- Oui, c'est un vrai labyrinthe. Il y avait aussi des jeux de miroirs dans d'autres films... moins poussés. Le Crime est un film d'une lecture extrêmement difficile, j'étais un petit peu fou lorsque je l'ai écrit. J'avais traversé une période de douleur à mourir... C'est passé maintenant.

* Dès vos premiers films, les critiques ont cité Proust ; que pensez-vous de cette référence ?
- La référence ne se situe pas au niveau des thèmes, mais dans une approche de la phrase cinématographique proche de celle de Proust. La longue phrase qui décrit avec des circonvolutions se retrouve dans " la séquence " dans mes films, avec les détails qui incisent le plan, qui l'affirme, le précise. Et puis les changements d'angle, la façon de montrer sous des éclairages différents un personnage, de lui ajouter des couleurs ; cela me semble proustien. Le reste c'est la lecture des journalistes...

* Nous allons terminer par quelques questions plus personnelles... Vous êtes né en Algérie, vous en êtes parti à l'âge de 16 ans, pour Paris?
- Non, je suis arrivé à Paris à 17 ans, après une cassure avec mon milieu familial. J'ai fait les Beaux-Arts et en même temps, j'ai commencé à tourner des films en 16 mm ; ces courts-métrages ont entraîné un premier long métrage, L'Amour à la Mer dont le tournage a duré plus de deux ans. Tous mes films ont été des aventures, je n'ai jamais travaillé dans des structures établies. Ce sont des films faits envers et contre tout, envers et contre tous.

* Vous n'avez jamais fait autre chose que du cinéma?
- Non. Mais c'est mon travail à la télévision qui m'a permis de vivre. J'en ai été très malheureux à une époque : je m'étais mis dans la tête que ce travail me gênait pour entreprendre d'autres choses et je l'ai interrompu : cela a bouleversé totalement l'équilibre de ma vie. Depuis six mois, je l'ai repris, et j'y apprends beaucoup de choses. C'est très intéressant de faire des reportages. Par exemple, pour le magazine " Passions " j'ai rencontré Mme Grès, une grande dame de la haute couture, j'ai visité son musée aussi. Je lui ai dit que jamais plus on ne verrait des robes aussi belles dans un film... Et elle m'a répondu : " Mais si vous me les demandez, je vous les prêterai ". Beaucoup de choses comme cela ont joué tout au long de ma vie. Le film sur Proust à la télévision m'a fait découvrir la Beauce et j'y suis retourné pour Le Clair de Terre. Des " portraits " tournés pour Roger Stéphane m'ont permis de rencontrer Marguerite Duras, Survage. Tout cela est très vivant et me permet de rester libre et indépendant.

* Vous êtes toujours resté en marge de toute école cinématographique
- Vous voulez dire, de tout groupe ? Oui. Mais au fil du temps, il y a tout de même eu des rencontres : Resnais, Varda, Demy. Quand L'une chante, l'autre pas est sorti, Varda m'a téléphoné et m'a dit : " tu vois, toi qui m'aimais tant, je lis dans les coupures de presse : Comme Guy Gilles, Varda aime les cartes postales. " Sinon, je suis très solitaire. Ce sont les êtres de la rue et les gens que je rencontre la nuit qui m'apprennent plus que les clans et les groupes.

* Quels sont vos cinéastes préférés ?
- Chez les américains, Hitchcock, Mankiewickz et Ford, chez les italiens, Antonioni et Pasolini, chez les français, Tati, que je place en premier, car on ne retrouve chez aucun cinéaste français une écriture poétique aussi forte, Grémillon, et la trilogie Pagnol, Cocteau, Guitry. J'aime bien le cinéma qui n'est pas facile à étiqueter. Les films des Frères Prévert, Les tueurs de la lune de miel, La nuit du chasseur de Laughton, des films comme cela qui sont des actes poétiques avant d'être des spectacles.

* Et Bresson ?
- Bresson, bien sûr. Mais il ne faut pas l'imiter. On ne doit pas. Mais on ne peut pas ne pas aimer Bresson, car c'est le cristal, le diamant pur : on ne peut pas imaginer plus beau que L'Argent.

* J'ai été un peu surpris par le choix d'Hitchcock...
- C'est le cinéaste ; si on parle découpage, art de filmer, c'est le plus fort. Je fais une différence entre cinéaste et metteur en scène, on peut dire que Visconti est un bon metteur en scène, mais Hitchcock est un grand cinéaste. Chez Visconti on peut imaginer que ce serait aussi bon au théâtre, à l'opéra, au cinéma sauf dans les premiers films Ossessione, La terre tremble où là il y a un vrai travail cinématographique. Pour moi, un cinéaste, c'est un metteur en images et en sons.

* Ce qui ressort de vos choix, c'est un grand souci de la forme.
- Oui, je suis très formaliste mais la forme est l'expression de la sensibilité. Dans un article sur mon premier long métrage, Jean Louis Bory a écrit " Guy Gilles : sensibilité habile à se mettre en images ". C'est une définition qui me plait.

* Nous pensions justement reprendre ses articles pour faire un portrait de Guy Gilles par Jean Louis Bory... Ses articles sont remarquables.
- Oui, celui de Jacques Tournier sur le Crime d'Amour aussi. Mais c'est que Bory et Tournier sont des écrivains et des poètes avant que d'être des critiques. Godard écrivant est aussi éblouissant que Godard filmant... J'ai lu le livre de Jacques Tournier " Retour à Nayak " et j'ai eu un " coup de foudre ". Ce qui m'arrive très rarement, j'ai cherché à connaître l'auteur et le jour où je l'ai vu, il m'a dit : " Vous savez je vis avec vous depuis quinze ans. Je connais tous vos films, j'ai tout vu. " Nous sommes devenus très amis et nous avons un projet ensemble.

* Vous pouvez en parler?
- C'est un film qui s'appellera " L 'Amour partagé ". Un film difficile à monter, qui jouera sur quarante ans, en France et en Algérie. Mais avant je veux réaliser " La mort facile ".

* C'est donc un projet à long terme ?
- Oui. Je pense que compte tenu de la situation actuelle du cinéma et de ma position dans ce cinéma-là, il faudrait que beaucoup de choses changent pour que j'arrive à réunir l'argent nécessaire pour tourner ce film. Quarante ans, des costumes, du temps, c'est difficile, cela demande beaucoup d'acteurs, mais je le ferai un jour...


Propos recueillis par Jean-Pierre Joecker et Alain Sanzio