Guy Gilles   Cinéaste français (1938 - 1996)
Guy Gilles

" De la place de l'Europe partaient encore d'autres rues qui promettaient des voyages. On pouvait faire le tour du monde avec le nom de tous ces pays et de toutes ces villes. Souvent, des promeneurs désœuvrés s'arrêtaient à la grille qui donnait sur la voie ferrée. Un enfant rêveur comptait les trains qui passent. "

 

Guy Gilles, extrait de L'été recule, roman (inédit).

COCTEAU, TOC TOC AU COEUR

par Guy Gilles

Patrick Jouané dans "Au pan coupé"

Le nom de Cocteau devait faire toc-toc à mon cœur d'enfant. Je lisais en ce temps-là des magazines un peu frivoles. Cinémonde, Mon film. J'y voyais le nom et le visage de cet homme photographié toujours avec un adolescent blond qui s'appelait Jean aussi. Jean Marais, que ses admirateurs appelaient Jeannot.

Je découvrais des phénomènes qui me paraissaient du domaine du merveilleux et qui l'étaient. " Comment Jean Cocteau transforme Jean Marais en Bête. " " Cinq heures de maquillage chaque jour pour faire du Prince charmant une bête monstrueuse "...

Dans l'une de ces revues, j'appris que l'homme maigre au visage triangulaire auréolé de cheveux dressés sur la tête, habitait rue Montpensier. Je me mis en tête de lui écrire. Je n'avais pas le numéro exact de la rue mais la lettre lui parvint. Je ne sais pas exactement ce que l'enfant que j'étais pouvait écrire à l'homme qui transformait les jeunes acteurs blonds en bête superbe. Je crois que je lui demandais s'il était un mythe. Oui, c'est la question que ma missive posait. Trois jours plus tard, à peine trois jours, la réponse me venait sous forme d'une enveloppe blanche de format classique. Mon nom et mon adresse étaient " dessinés " de la main du " magicien " ainsi que le nommaient les revues dont j'ai parlé. Guy Gilles, 6 rue Lestienne. Alger. J'ouvris l'enveloppe en hâte. Un dessin, un autoportrait rapidement tracé et ces quelques mots, en guirlande, sur le côté gauche : « je répondrai toujours à un signe du cœur, votre " ami " Jean Cocteau ». On imagine mon choc. (toctoc !)

Quelques années plus tard, en vacances à Paris avec mes parents, je m'échappe et je me promène à Saint-Germain-des-Prés. Une affiche attire mon regard avec " le nom " vu de loin. « Jean Cocteau. Dessins. Lithographies. " Au Pont des Arts " Galerie Lucie Weill, 6 rue Bonaparte. Paris Ve ». Il est dix-huit heures, l'heure des belles lumières, lorsque je découvre la galerie. Du trottoir d'en face, je vois des hommes et des femmes, le verre à la main. Un ballet curieux dans un espace étroit. C'est le jour du vernissage. J'hésite puis entre. Je reconnais tout de suite l'homme très mince et près de lui le jeune homme blond. Sûrement parce que je suis si jeune, Cocteau me paraît très vieux et Marais un homme à peine jeune. Pas tellement le prince charmant de Cinémonde.
Je tourne un peu sur moi-même. J'entends leurs voix. Je remarque les poignets de la chemise de Cocteau retroussés sur les manches d'une veste en toile, comme les mousquetaires de mes illustrés.
Je ne parle pas de la lettre. On vend des affiches que Cocteau dédicace, je tends la mienne et par une pudeur que je ne m'explique pas (le goût du secret ?) je donne un nom qui n'est pas le mien : Guy Fournier.
Cocteau écrit en rouge sous les pêcheurs aux yeux en forme de poisson de la chapelle de Villefranche-sur-Mer, " à Guy Fournier, souvenir de Jean Cocteau ".

C'est entre 1958 et 1960 que je vois à la cinémathèque d'Alger, dans un cinéma qui s'appelait " Le Versailles ", Les Parents Terribles, L'Aigle à deux têtes, Orphée et juste avant de quitter définitivement l'Algérie, Le Testament d'Orphée.
De ce film je conserve une image qui ne s'effacera jamais. Jean Marais, Œdipe bouclé, croise dans une rue de Villefranche-sur-mer (la ville de la chapelle, de l'affiche dédicacée) le poète aveugle. Il ne le voit plus. Ils ne se voient plus ?
Oui, l'image me frappe. J'y sens la fin. D'un voyage à deux ? D'un amour ? " L'œuvre d'un homme doit être assez forte pour qu'on puisse lever le rideau sur ses coulisses " dit Cocteau. (Entretiens autour du cinématographe).
Mais à cette époque-là, à Alger, on ne lève pas le rideau sur ces sortes d'amour.

J'avais bien senti à la cinémathèque que tous ces films ne ressemblaient pas aux autres films qui nous étaient montrés. Il n'y avait pas dans les autres films un acteur que l'on retrouvait chaque fois. Des récits et des dialogues qui semblaient être écrits pour lui. Pour lui seul. Et ils l'étaient. Je l'avais senti. " Quelques années plus tard... " (comme sur les intertitres des films muets), j'habite Paris. Je commence au fil du temps un long métrage L'Amour à la mer. Je passe de l'autre côté du miroir avec les honneurs des colonnes de Cinémonde qui me décerne le titre ronflant de " plus jeune metteur en scène du monde ". Je cherche un soir à Pigalle pour un tournage du lendemain, un garçon pouvant figurer un jeune délinquant. C'était l'appellation d'usage. On ne disait pas encore tellement loubard, et pas du tout zonard, baba cool, hippie à peine. J'entre dans un bar ouvert la nuit entière, " Le Point du jour ", un visage me saute aux yeux : Patrick Jouané.

Patrick Jouané dans le Clair de terre

Il s'appelle encore Patrick Jouarné ce soir-là. Nous décidons de faire sauter le R pour que l'on cesse, comme à l'école, de lui dire " bonne journée, mauvaise journée! ", et autres jeux journaliers.
Il a gardé ce nom et j'ai gardé cet acteur né en une nuit. « De toute façon m'a-t-il dit, c'est ce que je voulais faire, du cinéma ou rien ».
Il a fait du cinéma. Au pan coupé, Le Clair de Terre, Absences répétées, Le Jardin qui bascule, je l'ai transformé en Genet, en Proust. J'ai écrit pour lui.
Lorsque nous avons commencé ce travail commun, nous ne l'avons pas décidé. Tout s'est fait naturellement. J'avoue que je ne pensais pas, lorsque Patrick est devenu le " personnage " de mes films, à Jean Marais et à Jean Cocteau. J'étais plutôt influencé par mes aînés de la Nouvelle Vague. Plus particulièrement par le tandem Truffaut-Léaud.
Maintenant, avec le recul du temps, je sais que si l'on sait regarder toutes ces images, tous ces visages de Patrick que j'ai filmés, on peut y lire facilement un sentiment qui ressemble davantage à celui qui unissait Cocteau à Marais, qui n'existe pas entre Truffaut et Léaud. Le petit garçon des Quatre cents coups peut être vu comme le fils spirituel de Truffaut. Patrick est tout ce que l'on voudra, excepté mon fils. Je n'ai pas la fibre. Là est la différence.

Patrick Jouané est mort deux fois sur l'écran. Il mourra encore dans notre prochain film. Mais il est toujours vivant. Le " magicien " aimait cela. Il disait que " Les poètes ne meurent jamais, qu'ils font seulement semblant de mourir ". Les acteurs aussi.
Pour boucler la boucle dans ce prochain film " Oh nuit douce ! " je veux filmer Patrick et le Jeannot de Cocteau. Notre Jeannot.


Texte paru dans la revue Masques.